Cela suffit !
Financeur depuis les années 70 de la formation professionnelle dans la branche du spectacle vivant, l’AFDAS est en difficulté en cette fin d’année 2025. Les fonds destinés à la formation des intermittents du spectacle sont épuisés courant octobre. C’est un constat grave pour des structures comme la nôtre (stages annulés, inquiétude pour les années à venir). C’est un constat tout aussi grave pour le secteur du spectacle vivant car l’intermittence est structurante pour le mode de production des œuvres.
Pourtant, n’importe quel magistrat de la Cour des Comptes reconnaîtrait sans doute la très bonne gestion de cet OPCO qu’est l’AFDAS, qui reste, dans sa gouvernance, le reflet vertueux du paritarisme.
Nous sommes dans une société où l’on cherche sans cesse des coupables. L’AFDAS est-il coupable de cette situation ? De mon point de vue, certainement pas.
Si l’attention médiatique et politique se porte actuellement sur la suspension/abrogation de la réforme des retraites, combien peu s’interrogent sur la « réforme Pénicaud » de 2017 ?
S’il convient bien évidemment de ne pas jeter le nourrisson avec son bain, on doit tout de même s’interroger sur les conséquences de l’idéologie qui lui a permis de voir le jour. Si j’avais à la résumer, quitte à ce qu’on me reproche un biais ontologique, je le ferais tout de même et comme suit.
- La lutte contre le chômage justifierait la dispersion de la notion de métier au profit d’un agrégat (structuré par qui ?) de compétences. Il n’existerait plus de métiers mais une conjugaison de compétences, transférables à loisir pour qu’un individu/travailleur se recompose dans un autre contexte professionnel. En théorie, cela peut fonctionner mais il faut fort peu s’être confronté à la matière humaine qui travaille. Un métier structure une identité sociale, se transmet souvent par des règles de l’art, constitue un capital culturel immatériel. Il n’est pas réductible à une organisation de compétences.
- Cette réforme de 2017, qui n’a même pas pris la peine de faire évaluer celle de 2015 avant de statuer, portait en elle une méfiance/défiance vis-à-vis de la gestion paritaire des OPCA (à l’époque), invités manu militari à se restructurer en OPCO (Opérateurs de compétences). L’AFDAS est parvenu à persister, à se développer en s’élargissant avec l’intégration de nouvelles branches professionnelles.
- La « start-up Nation » a créé une agence de l’État, assez bureaucratique, « France Compétences », qui est dotée de pouvoirs importants (certifications professionnelles, contrôle de gestion des CFA, etc.), tout cela dans une volonté de cadrage normatif pour des attendus de qualité (Qualiopi) qui font sourire (souvent jaune) n’importe quel professionnel sérieux de la formation. La réforme de 2015 imposait un référentiel qualité (Datadock) et en 2017, un autre voit le jour (Qualiopi). Les principes de qualité avaient-ils changé tant que cela en 2 ans ? Et un référentiel qualité assure un process mais en aucun cas la qualité du résultat, ni sa sincérité. Et c’est bien le problème.
- Dans ce contexte d’« open bar » dès lors qu’on est Qualiopi, c’est-à-dire qu’on n’a rien montré de probant, il convient de rajouter des dérives où l’Etat transfère ses responsabilités prescriptives : le texte de l’arrêté du 25 juillet 2022 portant sur les structures démontables est investi par un lobby prétendant qu’il existe un référentiel adossé à un CCP (Certificat de Compétences Professionnelles) qui n’existe pas. Idem pour la formation destinée aux titulaires de la licence (1ère catégorie) d’entrepreneur de spectacle. Le Ministère de la Culture s’est bien malheureusement détaché de la responsabilité régulatrice qu’il exerçait. C’est un schéma classique : quand l’État se désengage, le vide laissé n’est pas forcément investi par les meilleurs défenseurs de l’intérêt général.
- Le développement de l’apprentissage a été, à coup sûr, un bel outil de lutte contre le chômage, puisque les jeunes en formation ont un contrat de travail et n’émargent ainsi plus auprès de France Travail. L’appel d’air/effet d’aubaine a été saisi par nombre d’opérateurs de formations si bien que l’enseignement supérieur (surtout privé) et des opportunistes/affairistes se sont résolus à s’inventer des destins de formateurs d’alternants (même sur des formations académiques et très théoriques), qui ne pouvaient justifier du principe fondateur de l’apprentissage : construire, au cas par cas, la trajectoire pédagogique d’un apprenant entre CFA et entreprise, vers un métier. Ce n’est pas moi qui critiquerais les vertus de l’apprentissage mais je dois constater que France Compétences (le financeur) a présenté un déficit, dès la première année, de plusieurs milliards d’euros. L’appel d’air avait été perçu…
- « Se former plus souvent moins longtemps » : un leitmotiv de la réforme Pénicaud, et un bel appel d’air encore une fois à une approche utilitariste de la formation professionnelle, interstice dans lequel des marchands de soupe (habiles) se glissent. Non, se former n’est pas une question de durée mais de disposition à envisager sous un angle plus averti sa pratique professionnelle. Et tous ceux qui pratiquent sérieusement la transmission de connaissances et de compétences savent qu’on commence souvent par déconstruire : des mauvaises habitudes, des représentations erronées, des « on-dit », etc. La formation professionnelle doit pouvoir apporter des solutions, des outils et des méthodes, certes. Mais la formation professionnelle ne doit pas se limiter à ce « court-termisme », elle doit renouveler le regard du travailleur sur ce qu’il est et ce qu’il fait dans son métier. Sinon, les nouveaux outils, méthodes et solutions se révèlent être, le plus souvent, cautères sur jambes de bois.
- Happés par l’invite de la pensée très libérale de la réforme Pénicaud, de nouveaux opérateurs (dont il faut reconnaître l’habileté tactique) ont investi ce marché désormais totalement ouvert de la formation professionnelle. Des pratiques les plus odieuses et déloyales ont vu le jour. Quelques exemples parmi d’autres : des versions logicielles « craquées » offertes en forme de goodies aux stagiaires après une formation en Dessin Assisté par Ordinateur (DAO), des organismes qui proposent aux structures commanditaires de formation (théâtres ou opéras) de former gratuitement leurs permanents à la condition qu’un nombre suffisant d’intermittents y participent (histoire que le coût de la formation soit entièrement assumé par les lignes de financement « intermittents » de l’AFDAS). L’AFDAS qui, de son côté, ne peut pas le voir, et fait bien son travail dans le cadre qui lui est demandé : financer les actions de formations dès lors que l’organisme qui les dispense est « Qualiopi ». Pourtant, les OPCO se sont réunis pour effectuer des contrôles supplémentaires avec un autre référentiel qualité : Datadock (celui de la réforme de 2015). Et, en gage de conformité, on invite les organismes de formation à mener des enquêtes de satisfaction et à les publier. Les pourcentages affichés rappellent les résultats des suffrages staliniens. Qui contrôle la sincérité de ces données ? Personne…
Mes collaborateurs savent pertinemment que je suis loin de me refuser au principe concurrentiel dans notre domaine. Mais pas à n’importe quel prix, pas sans considérer notre fonction sociétale : développer les compétences et les savoirs pour la pérennité et l’attractivité de notre secteur en ayant l’immense chance d’avoir des modes de financement uniques au monde. Les charges patronales payent l’essentiel de ce dispositif… Mais pour ce qui concerne les intermittents du spectacle, l’objectif est l’employabilité et l’évolution professionnelle. Quand on forme un intermittent, on ne répond pas une injonction de son employeur, on travaille à la sécurisation de son parcours professionnel et à son opérabilité dans les entreprises qui le recruteront.
Des rapports de la Cour des Comptes ont été établis, des enquêtes ministérielles et des commissions d’enquête parlementaire se sont intéressées à ces questions, mais n’ont pas, à ce jour, abouti à une prise en compte politique de ces dérives. Elles doivent pourtant cesser !
Les problèmes financiers de l’AFDAS sur la « ligne » des intermittents ne sont qu’un symptôme. Sachons l’analyser. L’enjeu est pourtant simple : réunir les conditions pour que les métiers continuent à œuvrer magnifiquement à la liberté de création et la libre expression des artistes. Et cet enjeu ne peut s’assortir de l’utilitarisme et de l’affairisme qui sont à l’œuvre.
David Bourbonnaud
Directeur de l’ISTS




