En janvier dernier, nous avons publié le premier épisode de l’histoire des certifications de l’ISTS, consacré à la création du titre de Régisseur du spectacle. Nous vous proposons de reprendre, avec David BOURBONNAUD et Jean-Pierre DEMAS, le fil de cette histoire et de cette réflexion, à propos – pour ce deuxième épisode – de la création de la formation et du titre de Directeur technique.
Épisode 2 : La création de la formation et du titre de Directeur technique
David BOURBONNAUD : Abordons maintenant la Direction technique. Pour redonner le contexte chronologique, tu étais responsable pédagogique des formations à l’ISTS dès 1996, et c’est à ce moment-là que tu lances le chantier de cette nouvelle formation. C’est en 2000 que l’ISTS obtient l’homologation de son titre de niveau II, avant de le faire évoluer en 2006, en titre de niveau I. Peux-tu nous raconter cette histoire et ce processus qui a donné lieu à la création du titre puis à son évolution ?
Jean-Pierre DEMAS : En 1996, je mets en place la formation de direction technique, que je conçois tout seul. Je travaille un peu avec Thierry GUIGNARD et les directeurs techniques que je rencontre dans la région, comme Serge BOUDIN (Directeur technique des Salins) et d’autres qui me disent « t’es gonflé ! ». Je leur réponds certes, mais c’est absolument nécessaire.
David BOURBONNAUD : Pourquoi te disent-ils cela ?
Jean-Pierre DEMAS : Parce qu’ils savent bien, eux les directeurs techniques, ce qui leur manque. Ils arrivent confusément à délimiter, à nommer, à approcher la nature du manque qui est un peu diverse selon le type d’entreprise dans laquelle ils travaillent, mais ça tourne beaucoup autour des « techniques d’encadrement » – pour moi ce n’est pas du tout le bon mot, mais c’est l’expression employée – et des techniques de communication. Cela touche moins aux questions d’opérationnalité, à la scénotechnie…
David BOURBONNAUD : Parce qu’en cette matière scénotechnique ce public en a déjà les compétences…
Jean-Pierre DEMAS : Oui, sauf quand on touche à la logique de représentation. C’est très problématique pour tous et cela a quelque chose de honteux d’avouer son incompétence en matière de représentation. Il ne s’agit pas seulement de dessin technique, mais par exemple et aussi la capacité de raconter un projet, d’en raconter l’histoire. Cela touche à la faculté que doit avoir le directeur technique en tant que dépositaire des objectifs à réaliser et des moyens à mettre en œuvre. Donc, il faut bien que le directeur technique, à qui on dit de réaliser telle opération, arrive à apprécier avec son équipe si elle a les moyens de le faire ou pas, et quelle adjonction il faudrait faire à l’équipe pour y parvenir. Cela se traduit par le fait d’être plus ou moins en mesure de négocier l’acquisition de moyens supplémentaires ou la réduction des objectifs. Cela traite de la maîtrise du discours. Pour en revenir à ta question sur la réaction des directeurs techniques quand je les ai informés de ma décision de mettre en place cette formation, elle sous-entendait la question de mes compétences pour le faire. A vrai dire, il y avait cela derrière cette réaction, mais je n’ai jamais ressenti qu’ils me contestaient cette compétence.
David BOURBONNAUD : Pourquoi avez-vous d’abord positionné ce titre au niveau II (licence) ?
Jean-Pierre DEMAS : C’est très rapidement que s’est posée la question de la certification. Nous avons d’abord réalisé, entre 1996 et 1999, trois sessions de formation de direction technique de 4 mois (600 heures) avant de pouvoir déposer une demande de titre RNCP, dont le temps d’instruction dure une année. Dans ce processus, il nous est apparu assez rapidement que le niveau I (master) était plus adéquat, et de nous rapprocher de l’université pour ce faire.
David BOURBONNAUD : L’ISTS obtient en 2006 le titre de niveau I. Entre temps, il s’est associé avec l’Université d’Avignon pour faire un master, qu’on a appelé plus tard un parcours de master. Comment s’est déroulé ce rapprochement avec l’université ?
Jean-Pierre DEMAS : Nous avons d’abord été très critiqué par mes camarades des centres de formation. Selon l’argument que l’université n’est pas compétente en matière de spectacle vivant. Je leur ai répondu que nous nous associons avec l’université parce que je voulais former les directeurs techniques au même niveau que les administrateurs. Pour une question de maîtrise du discours…
David BOURBONNAUD : …s’agissant de surcroît d’un département de sciences de l’information et de la communication.
Jean-Pierre DEMAS : Oui, et aussi au niveau de la conceptualisation.
David BOURBONNAUD : Bien sûr, d’un autre côté, c’est un choix différent de ce que l’ENSATT a pu faire en s’adossant à une école d’ingénieur, et je relie ce que tu dis à la nécessité de former à la maîtrise de la communication dans l’encadrement.
Jean-Pierre DEMAS : Oui, et dans la compréhension des enjeux à la fois d’entreprise, d’esthétique, artistiques mais, au-delà, des enjeux en termes d’adéquation entre les moyens, l’économie de la structure etc. On n’est pas que dans la maîtrise de l’opérationnalité, on est dans la maîtrise des moyens opérationnels adaptés à la nature et à la taille de la structure et aux objectifs de l’entreprise. Je dis ça, parce que j’ai vu au CDN des 13 vents et au TNS des structures du spectacle vivant mettre en œuvre des moyens démesurés, qui n’avaient rien à voir avec ce que requérait le spectacle.
Personnellement j’avais une certaine réticence à requérir les compétences et les moyens de l’université, mais je l’ai fait quand même, parce que cela me semblait absolument juste de former à ce niveau de responsabilité, au même niveau que les administrateurs. Pour moi, l’image c’était vraiment cela. C’est vrai que l’université n’avait rien à nous apporter en matière de compétences techniques et de critique sur les technologies employées. Par contre, j’attendais beaucoup sur l’apprentissage d’un discours critique sur l’art, l’esthétique et le fonctionnement de l’entreprise.
David BOURBONNAUD : Quelle représentation avais-tu de l’université au moment de ce rapprochement ?
Jean-Pierre DEMAS : Je me suis forgé cette idée quand j’ai participé au comité de perfectionnement de l’IUP, à l’invitation de Bernard FAIVRE D’ARCIER qui était directeur du Festival d’Avignon. Je me souviens de la qualité des interventions de Pierre-Louis SUET et Jean-Claude RAGOT, et cela m’avait agréablement surpris. Cela m’a décidé de travailler avec l’université. Et cela faisait écho à l’expérience que j’avais pu mener à l’université Paul Valéry de Montpellier, à la demande de Joël GRAS, qui dirigeait le département Arts du spectacle et où j’avais été chargé de cours sur le fonctionnement des entreprises du spectacle vivant.
David BOURBONNAUD : Je me souviens avoir participé à un jury de soutenances de mémoires de direction technique à l’ISTS, en 2005, pour un remplacement en urgence à la demande de Pierre-Louis SUET, alors que j’étais enseignant au sein de ce département de l’Université d’Avignon. A l’issue de ce jury, j’avais échangé avec toi sur la nécessité d’élever le niveau de ces mémoires en termes de contenus. C’est à cette époque que tu as engagé la réforme non pas du titre mais des modalités pédagogiques de la formation de direction technique en la modularisant. Il s’agissait, à travers la modularisation en quatre temps, répartis sur deux années, d’adapter la formule à la disponibilité des publics et d’en renforcer l’attractivité. Ce format est resté, dans sa structure, inchangé à ce jour, avec ses quatre modules en administration et gestion de production, prévention des risques, aménagement de l’espace de représentation, et gestion des ressources humaines et communication. Et c’est à ce moment-là qu’on a conçu le mémoire comme un « cinquième module » et qu’on a pu faire en sorte que les mémoires soient de qualité. Ils avaient d’ailleurs d’excellentes notes dans les jurys universitaires et très souvent les mémoires qui sont soutenus ont un niveau en moyenne largement supérieur à celui des mémoires soutenus par les étudiants en formation initiale. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui on est confronté à une difficulté, c’est que ce niveau d’exigence-là est de plus en plus difficile à assumer par rapport à la mutation des publics. C’est-à-dire que quand tu as un directeur ou une directrice technique en exercice, il faut les réasseoir sur les bancs de l’école, leur demander de travailler sur un mémoire alors même qu’il ou elle est très occupée… le niveau de conceptualisation à atteindre n’est pas forcément aisé mais il n’est pas inaccessible. Aujourd’hui, avec la mutation des publics, avec des régisseurs généraux qui eux-mêmes ont déjà évolué depuis plus bas dans la filière, ce niveau de conceptualisation est plus difficile à atteindre. Il y a un gap qui se creuse entre le niveau d’entrée et les attendus. C’est une des raisons pour lesquelles je suis très préoccupé par le renouvèlement du titre de directeur technique. Parce que l’on diplôme moins de gens qu’avant. Je crains que France Compétences s’appuie sur l’argument du nombre de mémoires aboutis pour ne pas renouveler notre titre. Nous allons voir comment nous adapter à cette situation. C’est un vrai sujet. Parce qu’on ne triche pas, parce qu’on maintient notre niveau d’exigence. Je considère effectivement qu’un directeur technique doit être capable de conceptualiser ce qu’il fait, de traiter un certain niveau de conceptualisation par écrit, de manière argumentée et plausible. Et le mémoire c’est essentiellement ça. Ce n’est pas un mémoire académique, disciplinaire. C’est pour ça que je suis tout à fait ouvert à ce que l’on puisse faire des mémoires techniques. C’est in fine le constat d’une vraie difficulté, qui nous oblige aujourd’hui à nous demander comment maintenir ce niveau d’exigence par rapport à cette évolution sociologique des publics candidats à la formation de direction technique… c’est un vrai enjeu.
Jean-Pierre DEMAS : Ce que tu viens de décrire appelle quelques remarques de ma part, en particulier suite aux observations des comportements que j’ai pu connaître dans le milieu professionnel sur les postes de directeur technique. J’ai deux choses à dire là-dessus. La première, celle que j’ai déjà évoquée tout à l’heure, c’est l’antagonisme croissant qui s’est développé en particulier dans les CDN, entre les équipes de direction – alors qu’aujourd’hui les équipes de direction sont beaucoup plus étoffées qu’elles ne l’étaient à une autre époque – et le directeur technique. En tous cas, le pouvoir du directeur technique – je ne parle pas de sa compétence mais de son pouvoir – est remis en question par les équipes de direction. Et l’on voit, aujourd’hui, beaucoup de directeurs techniques mis à pied ou licenciés parce que cela ne va pas avec la direction. Cela a pour conséquence, probablement, une dévalorisation du poste, et du coup, des recrutements au poste de directeur technique à des niveaux de compétence et de responsabilité bien en-dessous du niveau auquel il faudrait recruter. Tout cela pour avoir la paix. L’autre remarque, que j’ai envie de faire, c’est que les techniciens, régisseurs généraux ou régisseurs lumière ou son qui ont atteint des hauts niveaux de compétence ne veulent plus être directeurs techniques parce qu’ils ont bien mesuré ce en quoi consistait le poste. Et la majorité d’entre eux préfère s’orienter vers des profils à caractères beaucoup plus artistiques – scénographie, création lumière ou son, voire conseil et autres choses à titre privé, plutôt que de s’engager dans ce genre de poste à responsabilité où l’on te place de fait en position antagoniste avec la direction d’entreprise. Voilà, je pense que c’est une réalité. Alors, est-ce que ça veut dire qu’il faut concevoir de façon très différente l’accès à cette formation ou la nature même de la formation… En même temps on peut constater le rayonnement de certains directeurs techniques que l’ISTS a formé ces vingt dernières années.
David BOURBONNAUD : Oui, on pourrait en citer de nombreux, dans de grandes maisons du spectacle vivant.
Jean-Pierre DEMAS : Et c’est la formation qui leur a permis d’être si à l’aise avec leur emploi et leurs responsabilités.